« Il y a un plan caché »
Je me suis trompé ! Et lourdement ! La lecture de la déclaration gouvernementale m’avait en effet rassuré. Prenant même le risque de le l’écrire. Doux rêveur ! J’avais bien entrevu les risques communautaires, cependant l’esprit général de ce texte permettait de penser que les instances politiques avaient enfin compris comment gérer un musée. A tout le moins, une direction compétente pouvait y trouver matière à travailler comme on le fait au Louvre, à la National Gallery de Londres, au Metropolitan Museum of Art de New York ou au Kunsthistorisches Museum à Vienne. Bref, dans toutes les grandes maisons du monde. Evidemment, j’étais abasourdi par la suppression de Belspo, outil indispensable de la politique scientifique belge dans son ensemble, ayant largement fait ses preuves. Comment peut-on supprimer d’un trait de plume toute l’administration de la recherche scientifique d’un pays ? Cette institution paye peut-être les errements de son actuel président ? Mais à quel prix ! Je pensais naïvement qu’elle serait aussitôt remplacée par une structure équivalente, aussi efficace et dirigée par une personnalité à la compétence reconnue. Grave erreur ! C’était refuser de voir le communautaire au cœur des négociations de marchands de tapis ayant donné naissance à ce nouveau gouvernement (à l’instar de toute formation gouvernementale belge quelle que soit la couleur politique).
La réalité s’est brutalement et rapidement imposée avec l’annonce surprise des énormes réductions budgétaires et humaines imposées aux institutions culturelles et scientifiques fédérales. Certaines pourront probablement tirer leur épingle de ce jeu de dupes. Par contre, comment feront des musées exsangues financièrement, humainement, scientifiquement, muséalement ?
Il y avait plusieurs secteurs à exonérer de toute économie. Certains sont indispensables à la sortie de la crise dont nous souffrons depuis le 15 septembre 2008. D’autres, comme les Beaux-Arts, l’IRPA et le Cinquantenaire, ont déjà mis en œuvre toutes les réductions possibles en termes financiers et de personnel. Par-dessus tout, ils sont sous financés depuis une vingtaine d’années, sans vue d’ensemble ou de projet scientifique culturel et de valorisation. Ils sont à l’abandon dans des bâtiments tombant en ruines, aux mains de directions dépourvues des compétences attendues. Nous avions des institutions reconnues parmi les meilleures du monde à la fin des années 80. Que reste-il aujourd’hui ? De belles coquilles, mal en point, devant de ne s’être pas totalement effondrées uniquement grâce à la grande compétence de leur personnel scientifique, administratif et technique. Un exemple de dévouement. Il fallait donc au contraire les soutenir de façon claire, non ambigüe et accompagner leur renaissance d’un geste fort.
Comment des institutions dans cet état, alourdies en sus par des réductions imposées sans concertation, pourront-elles continuer à développer des programmes de recherches, organiser des expositions de haut niveau, susceptibles d’attirer un public nombreux, entretenir salles et bâtiments, accueillir les scolaires, aller en direction des publics éloignés des musées, développer une muséographie moderne, didactique, attrayante et pratiquer une conservation des œuvres d’art digne du XXIe siècle (ce qui est le "cœur" du métier) ? En une courte phrase : comment feront-elles pour redevenir les institutions brillantes, fréquentées, à la pointe dans leurs domaines ?
On peut certes développer une partie de fonds propres, espérer une gestion digne de ce nom, croire aux vertus du crowfunding, tendre la main aux mécènes, courir derrière le sponsoring. Mais cela ne doit constituer qu’un aspect du financement des musées. Ils ne sont rien, dans notre bonne vieille Europe, sans une volonté politique forte. On peut rêver au modèle américain, on ne le transposera pas brutalement du jour au lendemain avec succès. La mariée n’est en outre plus assez belle. Elle est dépourvue de dot, vieillie et tellement désargentée que seule une impulsion forte de l’Etat (ciel un gros mot !) pourrait lui rendre le charme attractif nécessaire.
Le succès aurait été accessible en agissant progressivement : financement à la hauteur des enjeux, restauration des bâtiments, muséologie attractive, gestion muséale contemporaine ayant fait ses preuves partout dans le monde, rétablissement du niveau scientifique perdu, augmentation de la fréquentation conforme aux musées de cette qualité et rétablissement d’une image de haute qualité, seul espoir de faire venir le public en rangs serrés, puis d’ouvrir la bourse d’un mécène ou d’un sponsor.
Malheureusement, la Culture et les hommes politiques sont à présent totalement aux mains des marchés financiers. Pieds et poings liés, englués dans le communautaire et la dette creusée depuis des décennies. Un cas d’école.
Plus désespérant encore : aucun politique n’envisage la Culture et les Musées autrement que comme une dépense à peu près inutile. Comme si la Culture devait rapporter quelque chose de sonnant et trébuchant. Aucun n’en comprend plus le sens profond et l’apport énorme à une société dont l’Homme et la Culture seraient le centre des préoccupations.
Curieusement, ils ne comprennent pas même ce qui apparaît être les quelques mots de leur vocabulaire, unique moteur de leur "action".
Ils refusent en effet de comprendre que cet argent public investi dans une "offre culturelle cohérente" garantit "un retour sur investissement" en termes financiers et d’emplois dans tous les domaines touristiques connexes et l’édition, sans oublier la TVA prélevée à tous les niveaux. Les études sont à ce sujet à présent nombreuses, fiables, indiscutables (voir un prochain article à ce sujet). Que dire du formidable outil de la diplomatie d’influence que représent(ai)ent les musées, la peinture, le spectacle vivant dans son ensemble, la recherche scientifique au sens le plus large, les travaux pionniers de l’Institut Royal du Patrimoine Artistique, les monuments historiques, des orchestres de réputation internationale, le Concours Reine Elisabeth,… La liste est encore longue. Il ne restera bientôt que les moules, les frites, Manneken-Pis, son alter aego féminin (d’une vulgarité insondable) et la question linguistique. Elle résume déjà la Belgique à elle seule. C’est devenu le premier sujet de conversation quel que soit l’endroit du monde où vous vous trouvez.
Malgré ces évidences nous en sommes toujours à cette pauvreté de vision politique (un autre gros mot).
C’est pourquoi je suis convaincu que contrairement à ce qu’affirme la Secrétaire d’Etat Elke Sleurs, il y a nécessairement "un plan caché", que tout le monde comprend aussi aisément que s’il était exposé au grand jour. La fin des musées fédéraux et de l’Institut Royal du Patrimoine Artistique est programmée, ainsi que celle de tous les Etablissements Scientifiques Fédéraux (ESF). Plusieurs raisons fondent cette affirmation. Si cela n’était pas le cas, Belspo n’aurait pas été supprimé d’un trait de plume et des économies aussi drastiques n’auraient pas été imposées aux institutions scientifiques et culturelles. Elles mettent clairement, sans ambiguïtés, leur survie en cause.
Par ailleurs, Elke Sleurs avait annoncé qu’elle consulterait avant de rendre sa note d’orientation politique. Qui a-t-elle vu ? En tout cas aucun des observateurs de la vie des musées depuis 2011. Ni moi-même, ni ceux que je connais, tous pourtant très actifs sur les réseaux faute d’avoir réellement accès aux médias. Nous représentons pourtant un certain poids dans un débat faussé par l’impossibilité des professionnels concernés de s’exprimer. Cela dit, pourquoi aurais-je été consulté ? Que représentent les 24000 pages vues sur mon seul blog, presque uniquement consacré à ce sujet, quand les musées eux-mêmes ne représentent rien d’autre qu’un enjeu politique ? Et encore ! Curieusement, je suis pourtant connu de son entourage puisque j’ai longuement rencontré, à sa demande, la députée fédérale NVA Cathy Coudyzer, voici un an. Entrevue extrêmement intéressante et qui démontrait une bonne connaissance du monde des musées et de ses problèmes.
Nous pouvons évidemment avoir un doute sur les intentions réelles de ce Gouvernement. Il est cependant rapidement dissipé par les différentes annonces faites par les uns et les autres depuis sa formation. Chacun semble s’être donné le mot pour révéler "son" projet, décrédibilisant un peu plus la viabilité des musées et la pertinence de ce qui pourrait encore être fait de raisonnable. On a revu ces derniers jours la belle idée d’installer un musée d’art moderne au-dessus du tunnel du Cinquantenaire. Projet très beau sur le papier, mais totalement irréaliste tant il concentre à lui seul trois des risques majeurs pour un musée : pollution, vibration et incendie.
C’est une préoccupation constante dans les musées existants. Pourquoi alors délibérément les réunir à grands frais (création et maintenance) dans un nouveau lieu infinançable ? Sans compter qu’il défigurerait l’un des plus beaux parcs de Bruxelles. Il y aussi cet autre très beau projet autour du bâtiment Citroën. C’est oublier que transformer un bâtiment industriel (qui peut à bien des égards être comparé à une serre) est compliqué et extrêmement cher lors de la dépollution, de la transformation, puis de la maintenance. Enfin, le Palais de Justice a récemment été suggéré. Projet séduisant incontestablement, oubliant malencontreusement qu’un monument historique convient très mal pour un musée d’œuvres d’art. Particulièrement ce magnifique Palais aux volumes très peu muséaux. Il faudra également des sommes colossales pour l’adapter et l’entretenir. Ne citez pas le Louvre en contre-exemple, il a fallu trente ans de travaux pour l’adapter et le transformer en musée moderne. Ce genre de budgets n’existe plus en France et n’a jamais pu être envisagé en Belgique dans les rêves les plus raisonnables. Comment l’Etat, ou toute autre forme de pouvoir politique fera-t-il pour trouver les sommes nécessaires alors même qu’elles font défaut depuis vingt ans pour les musées existants ?
Il y a donc clairement un plan caché.
Je disais en septembre 2012 : "Il faut sauver les Musées" après un "Plaidoyer pour les musées" publié en juillet de la même année. Il s’agissait alors d’essayer d’ouvrir les yeux à une direction incompétente, une tutelle administrative confondant institutions scientifiques avec les entreprises du Bel 20 ou du Dow Jones et des politiques pour qui la Culture, le Patrimoine, les Musées (les majuscules sont volontaires) ne représentent rien, si ce n’est un gros mot ou un coût insupportable pour une société dont la dette est presque équivalente à ses ressources. Au mieux sont-ils des Museoland potentiels. Or si nous en sommes à ce point aujourd’hui, la responsabilité en incombe aux politiques de gauche et de droite incapables de gérer un pays, une région, une collectivité, une institution sans générer une dette paralysante, insupportable et destructurante. Gestion politique est devenu aujourd’hui synonyme de dette sans fond et irréversible.
Puis-je rêver d’un peu d’humilité de la part du monde politique ? Humilité politique et culturelle. Utopie ? Oui ! Et alors ! Sans l’utopie aucune des grandes découvertes, aucune des grandes avancées de notre civilisation n’aurait été possible. L’Utopie est tellement plus belle et forte que l’idéologie, synonyme de stérilité, de vision à court terme, d’autoritarisme, d’abaissement de l’homme, si ce n’est de dictature et de mort.
Pourriez-vous cessez de nous donner des leçons tant que vous ne donnerez pas le signe d’une conscience profonde de ce que la philosophie, l’histoire, le théâtre, la science, la littérature, la danse, le cinéma, l’art, l’archéologie, la musique, la préhistoire… ont apporté à notre société. Non content d’avoir pour la première fois depuis son apparition sur terre la faculté de s’autodétruire en quelques secondes, l’Homo politicus en est venu à présent à mépriser ce qui fait notre essence au point de détruire progressivement l’idée même de Culture et de Patrimoine historique. Le problème n’est pas nouveau en Belgique. Initié par la gauche voici plus de vingt ans, il trouve son point d’orgue sous la droite. Ce phénomène s’observe presque partout y compris en France, pays culturel par excellence, qui plus est dirigé aujourd’hui par la gauche.
On le voit bien, l’appartenance politique ne fait rien à l’affaire. Le mal est beaucoup plus profond. Il trouve également ses racines chez les intellectuels, politisés, à courte vue et seulement capables de se mobiliser lorsque l’on s’en prend à leurs lignes budgétaires, existences où prérogatives. Comment les blâmer dans un pays où tout est politique ? Dans ces conditions, demander un budget de recherche, étoffer une équipe, progresser dans sa carrière peut rapidement devenir un problème, voire un obstacle infranchissable.
La presse pour sa part est incapable de prendre le recul nécessaire, pour mille raisons, tellement évidentes qu’il n’est pas nécessaire d’être plus long. Elle s’en défendra de toute façon et se drapera dans des airs de vertu offensée. Quant au public, toujours bêtement qualifié de « grand public », probablement synonyme dans beaucoup d’esprits de "grand c..", sa responsabilité n’est pas davantage négligeable. Nous avons les hommes politiques que nous élisons.
Toutefois, constatons à la décharge "du grand public", qu’il faut une solide dose de courage ou d’inconscience pour se lancer dans une fosse où les lions s’entredéchirent avec une violence malsaine de plus en plus intolérable, oubliant complètement la raison première de leur existence. Comment pourrions-nous avoir envie d’entrer dans l’arène dans ces conditions ? La partie n’est pas gagnée dans une société où les aveugles sont devenus des mal-voyants et les candidats à l’euthanasie des "endormis profonds". Il n’y a pas pire sourd qu’un mal-entendant politique. Enfin, ne parlons pas des syndicats qui ne représentent plus qu’eux-mêmes, aussi bien en France qu’en Belgique, assis sur une vision passéiste de notre société, confondue avec "droits acquis", pouvoir et argent. Il serait temps de réaliser que notre société occidentale a totalement changé depuis vingt ans, de façon irréversible et à une vitesse jamais observée. Néanmoins j’ai une pensée reconnaissante pour ces nombreux hommes politiques, syndicalistes, intellectuels, artistes et journalistes agissant en tout avec une réelle conscience, des convictions, un souci permanent de "l’autre", de l’intérêt général, de la bienveillance et une réelle volonté de faire"autrement". Nous avons changé de siècle, de société et de façon de vivre, il serait temps de s’en rendre compte. Mais comment le faire comprendre ? Comment y faire adhérer la population et susciter un minimum de confiance ?
Tout est dit. Que pourrais-je ajouter de plus à ce que j’ai écrit depuis deux ans et demi ? Il y avait une direction défaillante à la tête des musées et de leur tutelle et un espoir de volonté politique. Le premier terme de l’équation devrait être remplacé dans les mois qui viennent (une démission aurait été honorable et aurait grandi les titulaires), le second terme n’existe définitivement pas. Nous attendions beaucoup de "L’exposé d’orientation politique" de la Secrétaire d’Etat du 12 novembre et de sa "Note de politique générale" du 8 décembre. Elles sont malheureusement tellement vagues et saturés de bonnes intentions à l’instar de toute la littérature du même genre produite dans les 20 dernières années qu’il n’y a pas lieu d’être d'emblée optimiste. Nous nous souvenons tous de ce qu’est devenu ce bel ensemble de plan sur la comète, "on fera","on va faire", "il faudra"…
La défaite est complète, il faut savoir le reconnaître. Une bataille est perdue. Il ne reste plus qu’à regarder impuissant un monde s’effondrer. Au moins ne pourra-t-on pas dire dans quelques années que l’on ne savait pas. Nous sommes en 14 cela ne doit pas être une coïncidence. Soyons prêts à rassembler les morceaux le moment venu et à donner une nouvelle impulsion.
Gérard de Wallens
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