Quincas créatifs, qui ne se sont pas arrêté à 60 et ont encore quelque chose à nous dire, comme des centaines de milliers d’autres anonymes. (CC0, Wikipedia). |
La proximité du déconfinement, les huit semaines que nous venons de vivre, sans aucun équivalent dans les 2000 ans d’Histoire qui nous précèdent (pour nous limiter à notre ère), les difficultés rencontrées et surtout les nouvelles façons de vivre et de travailler devraient, je l’espère, conduire à reconsidérer bien des aspects de nos vies familiale, sociale et professionnelle. Je n’oublie pas dans ce tableau de regarder par la fenêtre, pour constater que la nature semble trouver un équilibre différent et meilleur : on entend à nouveau des oiseaux, le ciel a retrouvé une luminosité habituellement visible uniquement loin des grandes villes, le nuage marron observable au-dessus de Paris a presque totalement disparu, les vibrations en tous genres ont cédé la place à une sérénité étonnante, le calme remplace le bourdonnement permanent que tout un chacun pouvait entendre de partout, même au milieu d’une forêt en région parisienne.
Il a été répété ad nauseam
que « l’après serait différent de l’avant », mais plusieurs signes
permettent de penser que rien n’est moins certain et qu’il ne faudra compter
que sur notre volonté.
Edgar Morin, 98 ans (CC BY-SA 2.0 wikipedia). |
Dans cet esprit, je voudrais revenir sur le sujet d’un article de Sylvia Di Pasquale dans Cadre Emploi d’avril 2019. Il a attiré une fois encore mon attention sur l’absurdité de l’exclusion des quinquagénaires du marché de l’emploi. On ne le dira jamais assez : c’est un énorme gâchis que l'interview, sur Franceinfo, en mars 2019, de Serge Guérin, sociologue auteur d’un intéressant livre sur le sujet, éclaire très justement. Il est vrai, le concept du « quincados » a quelque chose de séduisant, mais les cinquantenaires refusent d'être exclus du boulot et surtout d’être pris pour des ados.
On
l’oublie ou on ne veut pas le voir, l’expérience des cinquantenaires est un
véritable « plus » : savoir-faire, savoir-être, expérience des
situations complexes, du management du changement, de la transformation du
monde du travail, créativité démontrée tout au long de la vie professionnelle
et expérience de la recherche et de l’enseignement à partager avec les
étudiants et la société dans son ensemble.
Elisabeth Badinter, 75 ans (CC BY-SA 4.0 wikipedia). |
Les Quincados n’existent pas
Cette appellation « très marketing » a un petit côté
dénigrant. Certes, il doit bien en exister quelques-uns. Constituent-ils pour
autant la majorité ? Elle ne concerne réellement qu’un petit pourcentage
de la population qui a les moyens de nos rêves à tous. Sont-ils nombreux au
point de pouvoir nous recouvrir tous de cette étiquette « vendeuse » ?
Assurément, je ne me reconnais pas sous cette nouvelle appellation. Elle a le
défaut de ne mettre en lumière que l’aspect ludique des modifications
comportementales constatées chez les cinquantenaires, et bien au-delà. Pour ma
part, je suis convaincu que les Quincados,
au sens d’adolescent prolongé ou recommençant, voire sur le retour, n’existent
pas. C’est la société qui ne perçoit pas les changements induits par
l’augmentation de l’espérance de vie, la qualité de la recherche médicale et
des soins prodigués, la disparition du poids écrasant du « qu’en dira-t-on » et l’introduction
de l’adaptabilité professionnelle multifonctionnelle obligatoire. C’est ce
changement positif qui devrait qualifier ce comportement nouveau et non son
versant négatif. L’étiquette judicieuse est encore à inventer (Quincactif ?) ; si vraiment il
en faut une.
Michel Bouquet, 93 ans (CC BY-SA 4.0 wikipedia). |
« Fini l’emploi à vie »
L’exemple du marché de l’emploi est à cet égard particulièrement
démonstratif, pour me centrer sur un aspect que je connais bien et qui concerne
un grand nombre de quinquagénaires dans la société et autour de moi. Lorsque que
nous sommes entrés en activité dans les années 80, on nous répétait, pour ne
pas dire, nous saoulait : « Fini l'emploi à vie de vos parents. Vous serez
obligés de vous adapter. » Ma conviction, basée sur une vie
professionnelle belle, multiple et passionnante, est que l’être humain a un
besoin vital de stabilité. Nous sommes très peu nombreux à être capables de
résister à l’usure physique et mentale qu’engendre l’adaptabilité poussée comme
c’est le cas depuis des années. Par chance,
certains d’entre-nous n’ont pas connu les effets de cette religion,
créée pour mieux faire passer le nouveau diktat de la « souplesse »
voulue par les grosses entreprises. Ils ont eu l’opportunité de faire toute
leur carrière dans la même structure (si, si on peut être très heureux et très
créatif dans la même activité aussi longtemps). A contrario, un grand nombre en
souffre, laissés pour compte dans le fossé des problèmes professionnels ou burnoutés plus ou moins profondément.
Il y a évidemment des exceptions. Quelques-uns de ces
« assouplis obligatoires », dont moi-même, avons tout simplement
acquis cette adaptabilité à toute épreuve. J’en suis tellement imprégné que je
me suis forgé une devise qui m’accompagne depuis les années quatre-vingts :
« s’adapter, innover, surmonter ». Mais combien parmi les quincas
sont-ils à présent sur le carreau ?
Stéphane Hessel, 95 ans, décédé à 96 ans (CC BY-SA 3.0 wikipedia). |
Résultat de ce combat permanent : la société tente aujourd’hui de nous coller une image d’adolescent de cinquante ans et plus, ne voulant ni vieillir, ni perdre son boulot et incapable de se bouger autrement qu’en s’amusant. Belle récompense pour plus de trente ans de travail et d’efforts constants. Dans cet état d’esprit, pourquoi vouloir augmenter l’âge de la retraite, si ce n’est pour une simple question d’arithmétique comptable ? Pourquoi tout simplement continuer ?
Catherine Deneuve, 75 ans (CC BY-SA 3.0 wikipedia). |
Les quincas ne sont pas des adolescents
Les
quincas n’ont rien d'adolescents qui ne savent pas qui ils sont, ni où ils
vont. Ils sont multitâches, multiprocesseurs, tout terrain, bardés d'expérience,
créatifs, ADAPTABLES à toutes les situations. Efficaces, en moins de temps
qu'il n'en faut pour rédiger une offre d'emploi, pourtant toutes tellement
stéréotypées.
Pendant ce temps, la société, les RH (qui n’ont jamais si mal
porté leur nom) et les robots n'ont pas changé de regard, alors même que l’augmentation
de l’espérance de vie a bouleversé tous les rapports. Je suis beaucoup plus
jeune que mon père au même âge en 1989 et lui-même était plus jeune que mon
Grand-Père au même âge en 1964. Mon Grand Oncle prenait encore l’avion à 90 ans
(en 2004/2005) ou le train, conduisait toujours sa voiture (sans danger),
allait au théâtre, s’intéressait à tout (même à ce que faisaient les jeunes), bref
avait une vie comme vous et moi. Son frère, vingt ans plus tôt, au même âge, était
un homme adorable, mais âgé et très peu mobile.
Cette simple réalité a modifié tous les comportements et permet
d’envisager la vie très différemment, qui plus est libéré du poids de la norme
sociale. Mais on continue à faire comme si rien n’avait changé.
Jean d’Ormesson, décédé à 92 ans en 2017 (CC BY-SA 2.0 wikipedia). |
Economie comptable
Ce n’est pas tout. Une dimension imprévisible dans les années
80/90 a été ajoutée fin 90, début 2000. On nous avait fait miroiter jusque-là
une profusion d'emplois en agitant la pyramide des âges « tellement
favorable » au renouvellement des cadres. Résultat : économies comptables.
On ne remplace pas, ou très peu, ou très mal. Pire, nous sommes passés depuis
un an ou deux à une gestion RH robotisée des bouts de chandelles. Il n’y a presque
plus de vision à long terme, ni humaine, ni entrepreneuriale, ni industrielle,
ni universitaire. L’être humain disparaît progressivement des radars, sauf dans
quelques oasis luttant pour n’être pas des mirages.
Le rouleau compresseur ne cesse de se perfectionner. Nous étions
trop vieux et trop compétents, nous voilà devenus aussi trop chers (sous-entendu
: à licencier). Ces affirmations sont impensables et pourtant, je les ai
personnellement entendues et elles m’ont été répétées des dizaines de fois par
des cadres en recherches d’emploi dans des domaines d’activité bien différents.
Dans la foulée, le jeunisme démagogique est apparu de façon
endémique à partir du début années 2010. Dernière nouveauté, il faut à présent
parer les effets collatéraux d’une cinquième notion introduite tout doucement
depuis quatre ou cinq ans, sans même qu'il soit possible de la nommer au risque
de passer pour un vieux réac.
Le « politiquement correct », cancer de la démocratie, a
pour résultat qu'il est devenu très difficile, voire impossible, d'aborder
certains sujets, pour simplement en parler, confronter paisiblement les idées
et trouver des solutions. Les historiens et les historiens de l’Art se
souviennent que ce n’est pas une nouveauté. Roger de Piles, pour ne prendre
qu’un seul exemple, théoricien de la peinture qui a influencé les XVIIIe
et XIXe siècles européens, écrivait déjà en 1708 : Ce que je demande en ceci c’est qu’on me
donne la liberté d’exposer ce que je pense, comme je la laisse aux autres de
conserver l’idée qu’ils pourraient avoir toute différente de la mienne.
L’espoir de ce cher Roger est aujourd’hui écrasé par les idéologies.
Ce mal est simplement devenu paralysant, et dans certains cas, létal
administrativement, ou politiquement, ou professionnellement, ou tout ensemble. Cette autre forme de peine de mort
est à refuser avec autant d'énergie que celle abolie grâce à Robert Badinter en
France en 1981.
Jean Piat, décédé à 93 ans en 2018 (CC BY-SA 4.0 wikipedia). |
Il fallait incontestablement un rééquilibrage, mais tous les indicateurs en cette matière sont brutalement passés à l’autre extrémité des écrans de contrôle. Nous sommes nombreux à le constater dans des domaines d’activité différents. L’actualité en a donné en 2019 deux illustrations à la résonnance mondiale. La présidente d’une prestigieuse institution patrimoniale française, qui a bien des qualités, atteinte par l’âge de la retraite, est reconduite dans ses fonctions, comme si personne dans la cinquantaine ne pouvait conduire cette vénérable maison. Plus surprenant, 007 a perdu son job. Il va être remplacé par une trentenaire pleine de talents, elle aussi incontestablement.
Sainte Mère Teresa, 87 ans, décédée en 1997 (CC BY-SA 4.0 wikipedia). |
« Il y a aura toujours de la place pour toi à ton retour »
Cerise sur le gâteau, dans le monde universitaire, la mobilité est
un gadget très difficile à gérer. Mon Recteur m’encourageait en 1993 à travailler
à l’étranger. « Il y aura toujours de la place pour toi à ton
retour ». Sauf que l’expérience démontre qu’à tout ce qui précède, il faut
très souvent ajouter une prime pour celui qui est resté en place, voire une
attendrissante compréhension pour le localisme ou l’endogamie et le profil de
poste tellement fléché que l’on distingue entre les lignes le visage du future[1] académique (à la
compétence par ailleurs souvent réelle).
Etouffer dans son placard ne sert à rien et traverser la rue non
plus, même en tous sens et plusieurs fois par jour. La solution reste à mettre
en place. Y parviendra-t-on ? Outre le changement du regard, une première
ébauche est pourtant toute simple. Malencontreusement, les lourdeurs sont
énormes, le poids des « droits acquis » tellement écrasant qu'ils
tuent dans l'œuf toute innovation RH. Ces droits censés protéger l'ensemble des
travailleurs les empêchent aujourd’hui de travailler après 50 ans ou entre 20
et 30.
Pourquoi ne teste-t-on pas le « contrat emploi immédiat à
durée indéterminée » (CE2i) : nouveau type de CDI. La candidat[2] est engageable
et licenciable sans indemnité, avec un mois calendaire de préavis et surtout
sans motivation, quelle que soit l’ancienneté dans ce nouvel emploi. Le CE2i
serait applicable à tous les chômeurs volontaires de plus de cinquante ans.
Evidemment, il faut agir au cas par cas et protéger tous les bénéficiaires d'un
CDI traditionnel pour éviter un dégraissage massif ou discret. Le gâchis de
matière grise et de transmission serait encore plus grand.
Le Président de la République, Emmanuel Macron, voulait dans son
programme de campagne « inventer de nouvelles protections et libérer le
travail et l’esprit d’entreprise ». Je suis certain qu'il y a quelque
chose à explorer de ce côté en Belgique (c’est le moment où jamais), en France
et en Europe d’une manière générale. Qui plus est la création de ce nouveau
contrat ne coûterait pas un Euro !! Il me semble qu’il vaut mieux
travailler sans surprotection, plutôt que de ne pas travailler du tout ou très
peu ou trop peu.
Simone Veil décédée à 89 ans en 2017 (CC BY-SA 4.0 wikipedia). |
Pr Georges Lemaitre, décédé à 71 ans, auteur de la théorie du Big Bang (photographe inconnu, dans les années 30). |
Sœur Emmanuelle, 95 ans, décédée à 100 ans (Gauthier Fabri, 2003, Louvain-La-Neuve). |
Pour
aller plus loin
L’article de Sylvia di Pasquale.
L’interview de Serge Guérin.
Cadres pour l’entreprise (CPE) : une
association dont l’objectif est de remettre en selle les cadres
cinquantenaires. Elle a un taux de réussite intéressant.
Titre original modifié le 15/12/2020 : Les
Quincactifs ont remplacés depuis longtemps les Quincados.
[1] L’ajout de ce « e »
terminal est une proposition d’écriture et de lecture inclusive qui ne complique
pas la compréhension : une forme masculine immédiatement suivie d’une
forme féminine implique que l’on s’adresse aux deux groupes en même temps sans
privilégier l’un ou l’autre (et vice versa).
[2] Exemple de proposition
d’écriture inclusive sur le modèle du précédent indiquant un homme ou une
femme.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire