samedi 22 juillet 2017

Décès : In memoriam Pr William McAllister Johnson (1939-2016)

William McAllister Johnson (http://thebibliofile.ca)
C’est un des grands spécialistes de la gravure française du XVIIIe siècle qui s’est éteint dans la plus grande discrétion. C’est le moins que l’on puisse dire puisque William McAllister Johnson, Professeur émérite de l’Université de Toronto, est décédé le 23 août 2016, et je ne l’ai seulement appris à la fin de ce mois de janvier. Intrigué par l’absence de sa carte de vœux annuelle, habituellement arrivée parmi les premières en décembre, j’avais prévu de l’appeler. Il n’a en effet jamais voulu s’informatiser, ce qui n’a pas simplifié les contacts, comme le rappelle Maxime Préaud dans une belle page de souvenirs parue dans le dernier numéro des Nouvelles de l’Estampe[1] à l’occasion de son décès[2].

C’est aussi un ami de plus de vingt ans que mon épouse[3] et moi-même perdons. Nous ne rations jamais l’un de ses séjours à Paris, où il venait pour organiser une exposition, poursuivre ses recherches ou batailler avec l’un ou l’autre éditeur pour obtenir exactement ce qu’il voulait. La précision scientifique n’est pas toujours compatible avec les exigences éditoriales et Mc [prononcez Mac] était passé maître dans ce genre de combats jamais perdus d’avance.

Il descendait invariablement dans le même hôtel, rue Notre-Dame de Lorette dans le 9e arrondissement et nos trajets en voiture étaient toujours l’occasion de poursuivre nos discussions de dix-huitièmistes. Il était l’un des rares à connaître Jacques-François Delyen (sujet de mon doctorat) et à s’y être intéressé (avec Pierre Rosenberg et Marianne Roland-Michel). Delyen est un peu l’équivalent au XVIIIe siècle des « chevaliers-paysans du lac de Paladru autour de l’an mil », et pourtant je me souviens de la joie de Mc lorsque je lui ai annoncé la découverte en 2004, à Porto Rico, d’un rare exemplaire de gravure présentant des vers manuscrits d’après un tableau de Delyen, conservé au Museo de Arte de Ponce. Il n’était pas non plus inintéressant de parler de Corot.

Il faut signaler à cet égard la publication en 2012 de : Versified prints : a literary and cultural phenomenon in eighteenth-century France. Mc y démontre que la création et le commerce d’estampes versifiées au XVIIIe siècle en France n’ont rien de secondaire, contrairement aux idées habituellement reçues. Un ouvrage pionnier et de référence en la matière, dédié à Millie. Peu de lecteurs doivent savoir qu’il s’agit de sa chienne adorée, bien qu’assez laide à en juger par sa photographie. Il n’hésitait jamais à la montrer, ainsi que le rappelle Maxime Préaud[4], ou à envoyer sa photo avec sa carte de vœux, comme nous le faisons avec le portrait de nos enfants.

Perfectionniste, jamais avare d’une information ou d’une précision, il aimait partager ses connaissances, cultivant l’amitié au-delà de la vie professionnelle, ce qui est rare, toutes professions confondues. Méfiant de tous les « aspirateurs de projets ou d’idées » dont nous sommes entourés, c’était néanmoins l’homme ou la femme qui l’intéressait avant la fonction ou ce qu’il pouvait en espérer. Un exemple à méditer, à ne pas oublier, à mettre en pratique.

Mc a enseigné durant de nombreuses années l’Histoire de l’Art à l’Université de Toronto. Nous sentions fortement que ses cours et ses étudiants occupaient une place importante dans sa vie d’Historien de l’Art. J’imagine que d’autres plus concernés que moi en parleront. Une chose cependant m’a particulièrement frappé. Il était, comme moi, très soucieux d’étudier à partir des œuvres mêmes et directement sur les sources, quitte à procéder à des dizaines de vérifications. Cela paraît un truisme inepte, voire une porte ouverte enfoncée lourdement, mais combien d’études ont-elles été conduites uniquement à partir de photographies ? Ce principe de recherche lui est apparu évident parce que, étudiant d’Erwin Panofsky (1892-1968) à Princeton, Mc avait été très frappé de comprendre que son maître avait rédigé sa théorie la plus célèbre à partir de photographies en noir et blanc[5].

C’était également un collectionneur de gravures qu’il a données à la Carleton University à Ottawa, ainsi que toute sa bibliothèque (1700 estampes et livres dont l’inventaire est consultable ICI). Il me l’annonçait l’an dernier et me disait combien il en était heureux.



Enfin, il a publié en 2016 The Rise and Fall of the Fine Art Print, qu’il appelait « son tout dernier livre ». A 77 ans le jardin et la lecture (pour le plaisir) me plaisent plus que l’Histoire de l’Art, me disait-il l’an dernier. Vrai et faux, car il travaillait encore à quelques petits articles sur l’imagerie populaire française au XVIIIe siècle. La recherche en Histoire de l’Art ne nous lâche pas si facilement, lorsque l’esprit ne faiblit pas.
Stéphane Roy, dans Les Nouvelles de L’Estampe[6], rappelle ce que fut le parcours de chercheur de Mc et comment il est venu à l’étude de la gravure au XVIIIe siècle. La bibliographie de ce grand spécialiste, compilée par ce même auteur, comporte trente-cinq titres[7]. A peine, serions-nous tenté de dire aujourd’hui. Certes, mais de qualité, reposant toujours sur une recherche visant l’exhaustivité, un retour aux sources et un questionnement toujours pertinent, même s’il pouvait parfois être incisif. Je suggère à cet égard la relecture de son Art History. Its use and abuse publié en 1988, qu’il m’avait offert à la fin années 90 parce que la méthodologie me préoccupe depuis mes études, et le cours de Questions d’Histoire de l’Art du Pr Roger Van Schoute (1930-2017) à l’Université Catholique de Louvain. Tout Historien de l’Art devrait l’avoir lu avant la fin de ses études, a fortiori un doctorand[8]. Le compte-rendu paru dans La Gazette des Beaux-Arts de septembre 1989 est consultable ICI[9].

La bibliographie de Mc démontre deux choses tellement « basiques » que nous sommes à nouveau dans une période où elles ne se remarquent plus. On est même étonné d’avoir à les rappeler : un chercheur peut occuper une place qui compte dans l’Histoire de l’Art par la qualité et non par la quantité de sa production. La course actuelle aux publications, la bibliométrie et les Citations index prétendent juger de la qualité d’un scientifique (toutes disciplines confondues) mais se révèlent d’une absolue vacuité. Le propre du travail du chercheur est d’avoir examiné la totalité du matériel disponible à un moment donné, pour que son étude soit complète, fiable et la plus exhaustive possible, ce qui est incompatible avec cette sorte de Bibliographie comptable à laquelle on voudrait nous pousser. La quantité n’a jamais garanti la qualité, plus certainement encore lorsque les critères sont lacunaires, ou non pertinents, comme cela est le cas dans notre discipline.

C’est pourtant presque essentiellement sur la base de ce critère quantitatif que les budgets sont accordés, les recrutements réalisés et les chercheurs évalués. La question n’est certainement pas nouvelle. Ovide répondait probablement à un reproche semblable : J’ai sans doute beaucoup écrit, mais ce que j’ai jugé mauvais, je l’ai moi-même donné à corriger aux flammes[10]. Le Pr Victor del Litto fait un constat similaire, en 1961, à propos de Stendhal qui n’a publié que trois romans … Et pourtant il n’est point inférieur à son grand contemporain [Balzac] ; preuve consolante que le génie de s’évalue pas au poids[11]. Merci Mc de nous le rappeler en tout état de cause[12] avec autant de simplicité et de force.

Parfois bougon, toujours attentif à l’autre, c’est un fin spécialiste du Dix-huitième siècle (Guggenheim Fellowship en 1978) qui range sa loupe, sa règle plate et son crayon, sans service funèbre, ni autre cérémonie rappelant sa mémoire, selon son vœu.

Drôle de temps ici, gazon vert, température de printemps, des enfants se désolent, leurs aînés se félicitent (dixit Mc, Seasons greatings card 2015).



Notes
[1] Maxime Préaud, Souvenirs de « Mac », dans Les Nouvelles de l’Estampe, n° 257, Paris, 2016, p. 72.

[2] Je remercie infiniment la jeune femme préposée à la présidence de la salle Labrouste de la BNF (Département des Arts Graphiques, dans l’après-midi du 3 février 2017) qui n’a pas hésité avec grande amabilité à mettre à ma disposition le dernier numéro, non encore disponible pour le public, en allant le chercher dans son propre bureau. Elle a tenu à rester anonyme, tout comme sa collègue de l’accueil qui a tout fait pour me faciliter l’accès à cette salle. Mes remerciements lui sont également destinés.

[3] Anne de Wallens, Chef du Service de la Conservation préventive au Musée du Louvre que je remercie infiniment pour sa relecture et ses souvenirs.

[4] Maxime Préaud, Souvenirs de « Mac », dans Les Nouvelles de l’Estampe, n° 257, Paris, p. 72.

[5] E. Panofsky, Studies in iconology, humanistic themes in the art of the Renaissance, New York, 1939 et Early Netherlandisch painting : its origins and character, New York, 1953.

[6] Stéphane Roy, William McAllister Johnson (1939-2016), dans Les Nouvelles de l’Estampe, n° 257, Paris, p. 68-69.

[7] Stéphane Roy, Bibliographie de W. McAllister Johnson, dans Les Nouvelles de l’Estampe, n° 257, Paris, p. 70-71.

[8] Je continue, à contre-courant, à employer la terminaison « d » au masculin et au neutre par référence à l’étymologie latine (doctorandus). J’avais, déjà à contre-courant, initié le remplacement à partir de 1994, partout où cela était possible, de « thésard » ainsi que de la belle locution « en thèse » par « doctorand ou doctorante ». Le « d » n’empêche pas le « t » et certainement pas le « te ».

[9] X, Compte-rendu de Art History. Its use and abuse, dans Gazette des Beaux-Arts (La chronique des arts), tome CXIV, Paris, septembre 1989, p. 18.

[10] Ovide, Les Tristes, Livre IV, cité dans Philippe Mathy, Barque à Rome, Paris, 2011, p. 135.

Je conseille vivement la lecture du grand poète belge Philippe Mathy.

[11] Stendhal, Le Rouge et le Noir, préface et notes de Victor del Litto, Lausanne, 1961, p. 11 (Pr à la Faculté des Lettres de Grenoble).

[12] Son expression favorite qu’il employait dans tous les contextes de la vie professionnelle ou privée et pas toujours signifiante.

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